Vendredi 26 F�vrier 2010
TERRAIN
ENTRETIEN : CORINNE DEQUECKER Consultante (A3C, Atelier Compréhension et Conduite du Changement)
"L'analyse stratégique des organisations permet une chose très simple et très compliquée en même temps : déplacer le regard."
C. Dequecker a suivi le DEA en 1991-1992. Chercheur associée au CSO depuis cette date, elle n'a pas cessé de mener des recherches tout en menant une carrière de conseil, tout d'abord à l'hôpital puis dans l'industrie.
En quoi consiste votre métier ?
Prestataire de services
Dans votre cadre professionnel, dans quelles conditions, à quel(s) moment(s), utilisez-vous l’analyse stratégique ?
L’enquête et l’analyse sont toujours le point de départ ; une première phase du travail, c’est la part d’expertise. Récemment les demandes qui ont été faites à notre équipe avaient en commun la même préoccupation : l’évolution des systèmes de relations sociales. Nous avons notamment travaillé avec deux grands groupes industriels qui nous ont posé une question identique : « nos points de repère ne fonctionnent plus, pourquoi ? »
Ces demandes sont intéressantes car elles traduisent le fait que pour les dirigeants de ces entreprises, il y a un risque à ne pas comprendre ce qui se passe. Ils ont conscience que les transformations de leur système de relations sociales ne se réduisent pas au seul déclin du syndicalisme, mais sont aussi le produit des mutations de l’entreprise.
Dans une période de changements intenses et multi-dimensionnels, les directions sont confrontées à un enjeu clé : la transformation du rapport de leurs salariés au travail et à l’entreprise qui s’incarne aussi dans la dérégulation des systèmes de relations sociales. Ce qui s’inscrit en faux par rapport à un discours ambiant sur le caractère dépassée de la place des relations sociales dans le gouvernement des entreprises...
Pour revenir à ces deux exemples, dans le premier cas, l’entreprise constatait, contre toute attente en période de mutation profonde, que la mobilisation collective et la conflictualité diminuaient. Et dans l’autre cas, elle se demandait pourquoi, alors que ses méthodes de dialogue social avaient toujours relativement bien fonctionné, les mouvements sociaux devenaient sinon plus nombreux du moins plus imprévisibles.
Dans ces deux cas, nous avons montré comment le système de relations sociales était modifié en profondeur par une accumulation de changements qui touchaient notamment aux structures, au management et aux évolutions dans le travail.
Le mode de raisonnement fourni par l’analyse stratégique permet de saisir les interactions entre les différents mécanismes en jeu dans ces phénomènes, en analysant les effets de certaines dimensions que nos interlocuteurs banalisent, naturalisent ou qu’ils ne relient pas aux phénomènes qu’ils observent.
La compréhension de ces mécanismes vient nourrir leur réflexion sur la transformation des différents outils de régulation sur lesquels ils peuvent s’appuyer (politique de relations sociales, politique RH, arbitrages entre ce qui relève des différentes structures établissements, filiales, UES, groupe… mais aussi organisation du travail, culture managériale... )
Quel est l’intérêt principal de ce mode de raisonnement ?
Une chose très simple et très compliquée en même temps : déplacer le regard.
Plus précisément, à votre avis, quels sont ses aspects les plus intéressants ? Importance de l’observation, mise à jour des faits, outil de repérage des dynamiques d’acteurs, mise à jour de la logique du système ? etc…
Toutes ces phases sont importantes et intéressantes, elles sont utiles et mobilisées à des moments différents. Mais de mon point de vue, ce qui fait vraiment la différence c’est la qualité et « l’épaisseur » du matériau d’enquête, notamment grâce à la technique de l’échantillon raisonné et ce qu’elle permet ensuite, en terme d’analyse des relations. Quand on travaille avec des dirigeants, il faut pouvoir faire le lien entre leur vision stratégique et la réalité perçue par les opérationnels. Il faut être en capacité de démontrer avec rigueur et précision comment se structurent les comportements, les logiques sur le terrain et leur chaînage entre les différentes strates de l’organisation.
E. Friedberg explique « qu’une intervention sociologique, c'est avant tout produire une connaissance et la transférer vers le système d'acteurs concerné de telle sorte que les acteurs responsables de ce système puissent développer un diagnostic commun et engager l'action qui en découle. »
On pourrait d’abord discuter le terme intervention, mais effectivement cette formulation définit dans ses grandes lignes le processus. Dans la pratique, toute la question est de le faire vivre. L’expertise, comme je l’ai dit, est une part du travail, mais dans cette activité, il faut aussi une bonne dose de savoir-faire. La place de l’expertise liée à l’analyse sociologique des organisations devient en quelque sorte relative, notamment parce que le processus « de la connaissance à l’action » est beaucoup moins séquencé qu’il ne l’est dans la formulation que vous proposez. Dans notre démarche, nous construisons avec nos interlocuteurs un processus continu et partagé de compréhension et ce qu’ils s’approprient de façon itérative va, en même temps, les conduire à revisiter leur discours, leur position ou leurs choix.
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