On a tendance à identifier l’analyse stratégique des organisations avec les organisations bureaucratiques et les administrations publiques d’hier qui ont été le lieu des premières enquêtes à l’origine de cette approche. Cela mériterait déjà d’être fortement nuancé, car historiquement, elle s’est nourrie d’une pratique de recherche en milieu industriel autant qu’administratif. Mais il est vrai que les organisations des années 60 n’étaient pas les organisations aujourd’hui. Elles ont dû s’adapter aux grands vents de la modernisation, elles se sont assouplies, aplaties, décentralisées et ouvertes sur leurs environnements par des liens de partenariats multiples. Par conséquent, les rythmes de changement s’y sont accélérés, les cloisonnements traditionnels se sont estompés, les acteurs y sont devenus plus mobiles et les fonctionnements plus fluides. Est-ce à dire que cette nouvelle réalité plus fugace n’est plus accessible au regard sociologique, est-ce à dire que l’approche de l’analyse stratégique a perdu sa pertinence dans ces nouveaux univers productifs plus mobiles, plus souples et plus autonomes ?
La réponse à cette question doit être clairement non. Tout d’abord, parce qu’on pourrait tout à fait soutenir le contraire. La notion d’un acteur stratégique calculant ses engagements et avare de ses identifications comme de ses loyautés, n’est–elle pas résolument « moderne » et parfaitement congruente avec ces nouveaux univers organisationnels plus fluides ? Ceux-ci en ont en quelque sorte besoin pour fonctionner correctement, avec tous les problèmes nouveaux que cela peut soulever pour le management. Mais ensuite et surtout parce que cette question méconnaît la nature profonde des transformations que vivent les organisations contemporaines. Les évolutions qu’elles connaissent, ne font disparaître ni le problème de coordination, ni le problème du gouvernement des multiples logiques disparates qui doivent converger pour produire un fonctionnement satisfaisant. Il ne suffit pas de dire « réseau » pour que soit résolu le problème du gouvernement de l’ensemble complexe qu’est une entreprise en réseau : son fonctionnement satisfaisant suppose la construction d’une structure de gouvernement. Il ne suffit pas davantage d’invoquer les mots magiques de « confiance » ou de « coopération » pour que les rapports humains cessent comme par enchantement d’être travaillés par les phénomènes de pouvoir, de dépendance, de négociation et de compétition qui sous-tendent toute structure de coopération. Pour que la confiance puisse fluidifier la coopération au travail, il faut avoir construit un contexte organisationnel producteur de confiance.
En somme, l’évolution récente des organisations rend plus actuelle que jamais une réflexion stratégique sur le gouvernement des entreprises, c’est-à -dire sur l’initiation, le pilotage et la compréhension des processus d’organisation et de changement permanents que vivent les organisations aujourd’hui.
L’analyse stratégique des organisations constitue plus que jamais un outil d’aide à la décision pour le management d’entreprise.
©Erhard Friedberg, Paris, novembre 2014
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