Dans les années quatre-vingt-dix, un nouveau mot a fait irruption dans la littérature organisationnelle : la « confiance ». Partant de l’observation qu’aucune coopération, aucune relation humaine stable n’est possible sans un minimum de confiance, on a commencé à explorer cette notion, pour essayer d’en déterminer les mécanismes interpersonnels ainsi que les conditions de création et de maintien. Mêlant moralisme, ardeur anti-utilitariste et analyse scientifique, certains auteurs en sont arrivés à opposer deux mondes en discontinuité radicale, un monde où la coopération serait fondée sur la confiance et un autre où elle serait le produit d’une interaction stratégique gouvernée par l’intérêt et le pouvoir.
Or, rien dans la pratique des organisations ne permet d’observer une telle dichotomie entre des contextes de confiance et des contextes stratégiques. La confiance a beau être un ingrédient essentiel de la coopération, elle ne garantit nullement la stabilité de la relation ni la suspension de l’opportunisme irréductible des comportements humains. Il n’y a pas là deux registres séparés de l’action, un premier dans lequel on calculerait ses coups et un autre où on ferait « confiance » sans calculer. Il y a, tout au plus, deux moments dans un processus relationnel qui passerait peu à peu du calcul, de la négociation (tacite ou explicite) et du pouvoir à la confiance et inversement.
Prenons un exemple : un acteur prend une fonction dans un collectif. Au départ, il n’a qu’une vision abstraite et formelle de son travail, il ne sait rien des attentes à son égard ni de ce qu’il peut attendre des partenaires avec lesquels il faudra qu’il travaille. Il est devant un monde inconnu qu’il s’agit d’explorer et de reconnaître. Ce faisant, il se rendra vite compte que certains de ses partenaires sont plus importants pour lui que d’autres, et il concentrera tout naturellement son attention sur ceux là . Avec certains, les relations s’établiront correctement, une coopération se développera, fondée sur un échange mutuellement bénéfique, et la confiance s’installera. Avec la confiance, plus besoin de surveiller – la vigilance pourra se concentrer sur d’autres points. La relation confiante est une relation non surveillée ou avec une surveillance moindre. Aussi longtemps que l’échange à la base de cette relation fonctionnera de manière satisfaisante, l’acteur n’aura aucune raison de remettre en question sa confiance. On peut même penser que cette relation s’enrichira d’une dimension affective, que le partenaire en question deviendra « un ami »à qui l’acteur découvrira toute sorte de qualités et face auquel il se sentira « engagé ». Dans une telle relation, qui fonctionne en quelque sorte toute seule, aucun des protagonistes n’a de raison de faire usage des possibilités de pression dont il pourrait disposer face à l’autre : le pouvoir et la négociation sont absents de la relation.
Mais que la conjoncture change, que, par exemple, les ressources de l’un et de l’autre se modifient, et on verra apparaître des tentatives de l’un de faire accepter par l’autre de petites défaillances dans la prestation. Dans une relation de confiance, de telles défaillances sont d’abord interprétées comme des erreurs – dans une relation de confiance, on a tendance à faire crédit. Si elles se répètent, elles provoqueront une vigilance accrue et des interrogations. Si elles persistent encore, la victime des défaillances cherchera à mobiliser des ressources pour rétablir la situation. Nos acteurs passeront ainsi d’un régime de confiance à un régime de négociation et de pouvoir où chaque protagoniste fera usage des moyens de pression dont il disposera.
Conflit, pouvoir et négociation, confiance et routine sont différentes étapes d’un processus relationnel, différents états de la coopération. Et la confiance ne fait pas disparaître le fondement politique et instrumental de la relation d’échange. Elle le pousse seulement à l’arrière-fond d’où il sortira, de temps en temps, au gré des vicissitudes de la relation.
©Erhard Friedberg, Paris, Janvier 2008
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