Le consensus est écrasant. La crise financière qui n’est pas prête de s’éteindre et qui entraîne dans son sillage l’ensemble des économies du monde développé au moins dans une récession grave, a pour responsable principal, voire unique, un défaut de régulation. Laissés à eux-mêmes, les marchés sont incapables de se corriger, glissant sur leur pente naturelle vers la spéculation effrénée et la chasse au profit à court terme. Ce qui a manqué, entend-on de tous côtés, ce sont des autorités de régulation fortes et capables, au nom du maintien et du bon fonctionnement à moyen terme des marchés, d’imposer des limites aux comportements opportunistes des opérateurs pris dans leurs stratégies myopes et, comme le montre l’histoire de la crise financière, guère soutenables, voire de fait suicidaires.
N’étaient les conséquences graves que nous commençons seulement à entrevoir, le sociologue de l’organisation que je suis pourrait applaudir la sagesse soudain revenue des financiers qui sont tout prêts à battre leur coulpe et à reconnaître avec une humilité nouvelle qu’ils ont surestimé leurs modèles de gestion des risques, voire à admettre (on frémit rétrospectivement) que les acteurs des marchés financiers avaient été nombreux à ne pas comprendre les modèles sur la base desquels ils fondaient leurs décisions. Et je pourrais me réjouir du consensus « régulationniste » soudain retrouvé qui ne fait que confirmer ce que la sociologie de l’action organisée n’a cessé d’affirmer, à savoir que la dichotomie organisation/marché est une fausse dichotomie et qu’il y a continuité entre les deux du point de vue des mécanismes sociaux en cause. Les deux peuvent s’analyser comme des systèmes d’acteurs dont l’interdépendance stratégique est « organisée » par un minimum de règles et dont le fonctionnement a besoin (et secrète toujours) une régulation au sens de pilotage, que celle-ci soit explicite ou implicite, formalisée ou informelle(1).
Toutefois, prudence et circonspection s’imposent plutôt en la matière. Tout d’abord, parce qu’un tel diagnostic ne tient compte que d’une partie de l’histoire. Il y a certainement eu échec de régulation, mais est-ce toute l’histoire ? N’est-ce pas oublier les erreurs de politique économique, et notamment la politique d’argent facile suivie par les autorités américaines compétentes au moins depuis l’éclatement de la bulle d’internet en 2000 ? Cette politique a certainement contribué à l’emballement des comportements financiers des institutions et des particuliers, lequel a produit la situation de août et septembre 2008.
Mais la circonspection s’impose encore davantage quand on mesure la diversité des sens que recouvre l’apparent consensus sur la régulation et qu’on le replace dans une perspective d’histoire récente. On comprend alors que nous assistons à la défaite des « néo-libéraux » et au retour en force des « régulationnistes » qui piaffaient d’impatience depuis un certain temps déjà et qui voient enfin arriver l’heure de la revanche.
Pour quelqu’un qui a fait des études supérieures dans les années soixante, c’est un étrange retour en arrière. J’ai en effet étudié dans un climat idéologique marqué par la synthèse keynésienne fondatrice du consensus de Bretton-Woods(2). Il n’était question que « d’échecs de marché » dont la myopie et les aberrations devaient être corrigées par l’intervention de la puissance publique, dont la bienfaisance, la clairvoyance et la légitimité n’étaient jamais mises en doute. C’était l’époque où les Américains envoyaient des missions pour étudier la planification indicative à la française qui, aussi incroyable que cela puisse paraître rétrospectivement, faisait alors figure de modèle. L’initiative publique était entourée de l’aura de la légitimité puisqu’identifiée avec le bien commun, et les résultats d’études montrant une réalité plus complexe étaient considérés comme négligeables, car mettant en lumière des phénomènes marginaux.
Mais les faits sont têtus, et les progrès de l’analyse des politiques publiques ont commencé à jeter le doute sur cette conception quelque peu simpliste. Les révolutions néo-libérales de Reagan et Thatcher, dont nous vivons en ce moment les derniers soubresauts, ont importé cette critique dans le monde de la politique, et progressivement le climat idéologique a changé, avec une synthèse « neo-libérale » du « consensus de Washington » remplaçant le consensus régulationniste d’après guerre. Dans cette synthèse, le bien-fondé, l’efficacité voire la légitimité des interventions publiques étaient systématiquement mis en doute et montrés du doigt sous le terme « d’échec de régulation », et la confiance aveugle dans le marché remplaçait les biais pro-intervention publique, voire pro-étatique d’antan.
Le nouveau climat idéologique pro-régulationniste qui s’installe dans la foulée de l’actuelle crise financière correspond évidemment à un retour du pendule, et a de ce fait toutes les chances de se transformer en un règlement de compte idéologique dans lequel on pourra utiliser les leçons d’un passé proche pour oublier celles d’un passé un peu plus éloigné. Un règlement de compte qui tendra à revenir aux conceptions simplistes d’une économie de commande, où une intervention accrue de l’Etat serait la solution à tous les maux et où, en d’autres termes, l’Etat serait propulsé vers un rôle d’arbitre impartial et de pilote suprême, le dotant d'habits, toutes les études le montrent, bien trop grands pour lui.
Face à cette tendance d'un retour en arrière vers un passé rêvé, la circonspection s’impose. Car nous avons appris par l’expérience que nous ne pouvons plus faire confiance aux solutions simples du passé. Le problème est justement de sortir de cette vision en blanc et noir, dans laquelle l’Etat et le « marché » sont parés alternativement de toutes les vertus ou de tous les vices. Avec ce que nous savons aujourd’hui de la réalité de l’action publique, sur la complexité organisationnelle de la régulation, avec les phénomènes bien connus d’alignements cognitifs et de captage du régulateur produisant cécité, connivences, voire troc de légitimité, la solution n’est pas systématique dans moins ou (à nouveau) plus d’Etat. Elle est dans la construction de nouveaux modes d’action collective, reposant sur l’invention d’autres alignements d’intérêts privés et publics qui partent de la reconnaissance qu’aucun des acteurs des différentes arènes d’action ne peut prétendre représenter à lui tout seul le bien commun.
La solution est dans la reconnaissance que la régulation ne consiste pas à donner des ordres, énoncer des interdictions et créer des régimes d’autorisations administratives. La régulation ne peut remplacer l’action autonome des acteurs économiques. C’est une création institutionnelle qui, pour être efficace sans étouffer, doit encadrer l’action autonome des acteurs par des espaces d’action qui permettent à celle-ci de se déployer avec le minimum d’effets collectifs pervers.
Les spécialistes de l’organisation et de l’action organisée ont de beaux jours devant eux !
Erhard Friedberg
(1) Cf. M. Callon (Ed.) The Law of the Market, Londres, Blackwell, 1998, E. Friedberg, Le Pouvoir et la règle, Paris, Le Seuil, 1993, notamment chapitres 4 à 6, M. Moullet, La concurrence organisée, Paris, SciencesPo, 1982, H. White, "Where do Markets Come From?", American Journal of Sociology, XIX, pp. 517-547.
(2) Du nom de la localité ou fut négocié l’armature institutionnelle de l’ordre financier international d’après guerre.
|