Il n’est guère contestable que la plupart, sinon la totalité des buts qu’un collectif peut se fixer, devra passer, pour sa réalisation, par la constitution et le pilotage d’une organisation. Mais, malgré tous les efforts faits par les responsables pour créer de la clarté et de la transparence, le mode de fonctionnement des organisations reste opaque et complexe : non seulement, les organisations n’obéissent pas simplement et mécaniquement aux injonctions de leurs dirigeants (comme une voiture obéirait aux coups de freins ou d’accélérateur de son conducteur), mais, bien plus, les bonnes intentions du sommet produisent souvent des résultats qui s’éloignent des intentions du départ, s’ils ne les contredisent pas.
La raison en est simple et évidente, même si cette évidence compte parmi les plus fréquemment oubliées par les hommes d’action comme par les disciplines du management : une organisation n’est jamais réductible à la volonté d’un seul individu, et toute explication qui chercherait directement les raisons de tel ou tel résultat collectif dans les volontés et les « préférences » des individus composant cette organisation, ne peut qu’échouer. Entre les volontés des uns et des autres et les résultats de leurs actions sur le terrain, les mécanismes de fonctionnement, les arrangements (les « règles du jeu ») que les acteurs concernés se sont construits pour structurer (c’est-à -dire rendre possible) leur coopération, introduisent une médiation autonome et irréductible à l’analyse de leurs intentions, de leurs préférences, de leurs motivations.
De la même manière qu’on ne peut imputer la ségrégation spatiale dans une ville ou dans un quartier à la méchanceté ou aux calculs racistes des habitants de cette ville, de la même manière ce qu’obtient un collectif doit certes beaucoup aux efforts des uns et des autres, mais ne peut être attribué facilement et sans contestation possible au mérite, aux intentions ou aux initiatives de tel ou tel individu. La ségrégation spatiale, pour expliciter le sens de la simulation inventée par Thomas Schelling(1), est le résultat émergeant d’un ensemble d’actions individuelles indépendantes et, à leur niveau, parfaitement plausibles et « rationnelles ». Que le résultat aille au-delà des préférences qui motivent ces actions et soit de ce point de vue « irrationnel », n’est pas imputable à un défaut de rationalité des individus. Il est imputable au type de jeu dans lequel ils sont pris et qui structure leur rationalité et jusqu’aux objectifs qu’ils peuvent se donner.
Telle est la force du mécanisme du « jeu », tel est aussi son apport essentiel à la compréhension des organisations et de l’action collective tout court. Dire qu’aux différents niveaux d’une organisation, les acteurs sont engagés dans des jeux signifie qu’aucun d’entre eux ne peut agir seul, sans se préoccuper des réactions des autres, sans essayer de les anticiper. Cette anticipation aura une répercussion sur les comportements de l’acteur, voire sur ses propres préférences, qui sont foncièrement adaptatifs.
C’est le point clef qu’une formation pratique à l’organisation doit fournir : une capacité de recul par rapport à cette complexité « collective » dans laquelle chaque individu est à la fois « acteur » et « acté », et dans laquelle chaque acteur doit se situer et se positionner s’il veut, un tant soit peu, contrôler l’impact de son propre comportement.
Développer une « sensibilité organisationnelle » ne passe donc pas par un simple « bourrage de crânes » avec la diversité des « théories des organisations » ; il ne peut pas être non plus question de fournir des cadres prescriptifs, comme on donnerait un livre de recettes sur la bonne organisation. Comme dans la formation au leadership, qui de ce point de vue est très proche de ce dont il est question ici, il s’agit de développer la capacité réflexive des acteurs par rapport aux situations organisationnelles dans lesquelles ils agissent, par rapport aux jeux dont ils sont partie prenante, par rapport à leurs propres comportements et à l’impact qu’ils peuvent avoir sur les autres parties prenantes de la situation.
Le développement de cette capacité réflexive passe naturellement par une présentation d’outils conceptuels et du mode de raisonnement qu’ils forment. Mais celui-ci ne pourra marquer que s’il est activé dans des exercices d’analyses de cas vécus par les participants dans leur passé professionnel. Ceux-ci doivent être mis « en situation de recherche » sur des situations de travail vécues par eux-mêmes dans le passé, afin de dvélopper chez eux
• une capacité pratique de description des situations de travail qui soit « détachée » et non biaisée par des jugements normatifs (rien n’est plus difficile que d’apprendre à un manager de regarder en dehors de ses schémas normatifs) ;
• une capacité de décodage des éléments ainsi décrits pour en faire ressortir la logique cachée, les interdépendances et les rétroactions oubliées ou plus ou moins sciemment ignorées.
Une telle formation peut apparaître comme un luxe parce qu’éloignée d’une utilité immédiate. En effet, les participants n’en ressortent pas avec des solutions prêtes à l’emploi.
Mais ne serait-il pas temps de renoncer définitivement à la croyance en l’existence de solutions non contextualisées ? Ne vaudrait-il pas mieux développer la « sensibilité organisationnelle » des membres d’une organisation, et avec elle leur intelligence des répertoires d’actions qu’ils se constituent pour (ré)agir dans leurs contextes et domaines de responsabilités respectifs ?
Erhard Friedberg
(1)Cf. Thomas C. Schelling (1979) Micromotives and Macrobehavior, New York, Norton, Traduction française : La Tyrannie des petites décisions, Paris, PUF, 1984.
On trouvera cette simulation par Thomas Schelling dans Coopération(s). Les Dynamiques de l’action collective, Friedberg (Ed.), 2006, Paris, DVD-ROM (www.recherche–et-organisation.com).
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